CRITIQUE : Hamilton sur Broadway

Si vous suivez mon blogue, c’est que vous êtes intéressé à la comédie musicale.
Si vous êtes intéressé à la comédie musicale, vous connaissez Hamilton.

Vous êtes l’exception qui confirme la règle? Bon, voici de quoi vous mettre en contexte : Hamilton est une comédie musicale parue en 2015 et créée par Lin-Manuel Miranda, le compositeur-parolier derrière In The Heights et le film Moana. L’œuvre raconte la vie d’Alexander Hamilton, un immigrant des Antilles qui a participé à la guerre d’indépendance américaine, pour ensuite devenir le bras droit de George Washington et créer le système économique américain tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur papier, ce n’est pas l’histoire la plus excitante, pas vrai? Là où Hamilton se démarque, c’est dans son traitement de la vie de celui qu’on retrouve sur le billet de 10$ américain. En effet, Miranda et son équipe ont décidé d’aborder l’histoire à la sauce hip hop.

Quand Hamilton parle, il rap. Quand la guerre fait rage à Yorktown, c’est en dansant sur des mouvements hip hop. Quand le héros de guerre Hercules Mulligan fait son apparition, c’est vêtu d’un habit d’époque, mais avec un du-rag sur la tête.

Pourquoi ces choix anachroniques? Parce que Miranda a tracé un parallèle clair et logique entre la vie d’Alexander Hamilton et celle des rappeurs américains : il est né dans un environnement pauvre et hostile, son ambition et sa plume l’ont sorti de la pauvreté, il était baveux et irrévérencieux, il a été pris dans le premier scandale sexuel américain et finalement, il est mort par balle dans un duel armé. Au-delà du politicien et du Père fondateur, il y a l’homme et son histoire extraordinaire qui s’est déroulée en marge de la naissance des États-Unis.

Ah, et si ce n’était pas encore assez, Miranda et son équipe ont décidé d’envoyer un puissant message en ne distribuant les rôles qu’à des interprètes de couleur. C’est donc dire que des figures emblématiques comme Washington, Madison, Jefferson, Lafayette et Burr sont interprétées par des Afro-Américains, des Latinos et des Asiatiques. Bref, l’Amérique d’aujourd’hui raconte l’Amérique d’hier!

Au-delà de son histoire, Hamilton est probablement la plus grande révolution de Broadway depuis A Chorus Line en 1975, alors que l’œuvre a remporté 11 Tony Awards, 7 Olivier Awards, 1 Grammy et le prestigieux Pulitzer Prize of Drama. Partout où Hamilton joue, des records de vente de billets sont battus et les critiques sont unanimement dithyrambiques. À peine trois ans après sa création, l’œuvre compte déjà cinq productions permanentes jouant en simultané en Amérique et en Europe, avec deux autres à Puerto Rico et Berlin qui devraient voir l’affiche en 2019. Du jamais vu!

Le vendredi 10 août dernier, j’ai donc eu la chance de m’asseoir au Richard Rodgers Theatre de New York et d’enfin assister à Hamilton, dont je suis les développements depuis qu’un jeune Lin-Manuel Miranda s’est présenté à une soirée de poésie à la Maison Blanche en 2009 pour interpréter un premier morceau de l’œuvre aux Obama et leurs invités.

Habituellement, dans mes critiques, j’analyse chaque aspect du spectacle, révélant nécessairement plusieurs informations sur la production. Pour Hamilton, je n’en ai pas envie. J’avais les attentes dans le plafond, je connaissais les chansons par cœur, j’avais vu toutes les vidéos inimaginables sur le sujet et malgré tout ça, le spectacle m’a jeté par terre. Lorsque vous verrez Hamilton (parce que vous devez voir Hamilton!), je veux que votre mâchoire se décroche et tombe au sol, comme la mienne que je peine à retrouver maintenant une semaine après avoir assisté au spectacle. Je veux que vous viviez le même choc que moi, et tout ça passe par le fait de se laisser surprendre par la mise en scène, les chorégraphies et les interprétations.

La seule chose que vous devez savoir, c’est que la comédie musicale Hamilton dépasse l’engouement titanesque qu’elle génère depuis sa première en 2015. Le hype est probablement le plus important de l’histoire de Broadway, et la production surpasse ce battage médiatique et cette popularité toujours grandissante qui va au-delà des limites du théâtre. Et je n’exagère pas.

Néanmoins, en l’absence d’une analyse formelle d’Hamilton, j’ai envie de vous parler de la distribution toutes étoiles qui donne vie à ce spectacle à raison de huit représentations par semaine au Richard Rodgers Theatre. Bien sûr, après trois années à l’affiche, il ne reste que les doublures Thayne Jasperson et Andrew Chappelle qui font encore partie de la distribution, couvrant à eux deux l’ensemble des rôles masculins.

Ryan Vasquez était la doublure qui campait le rôle-titre et a offert une performance sans faille. Il y a toujours une petite déception quand on reçoit son programme et qu’on y voit que l’interprète régulier n’est pas là et qu’une doublure le remplacera. Cette petite déception ne dure jamais longtemps, parce que nous sommes sur Broadway et qu’aucun producteur n’accepterait qu’une performance soit de moins bonne qualité en l’absence d’un acteur. Les doublures sont préparées et souvent, c’est une rare occasion pour eux de camper un rôle principal alors ils donnent tout. Et vendredi dernier, M. Vasquez a tout donné. Il a campé un Hamilton déterminé, charismatique et il avait l’air d’un poisson dans l’eau dans ce rôle immense qui ne quitte pratiquement jamais la scène. C’est le compositeur et parolier de l’œuvre, Lin-Manuel Miranda qui a créé le rôle d’Hamilton et c’est lui qui est l’image (et la voix) du personnage. En quelques secondes, Vasquez nous a complètement fait oublier Miranda, avec sa voix smooth et ses aptitudes de rap à la hauteur des attentes. Si Miranda se rapprochait en âge d’Hamilton à la fin de l’histoire (43 ans), Vasquez se rapproche en âge du Hamilton du début du spectacle (19 ans). Il est tout à fait crédible en fin de spectacle, mais on sent qu’il a une fougue et un aplomb quand il joue le jeune Hamilton. Dans la production originale, c’est le rôle d’Aaron Burr qui retenait l’attention et Leslie Odom, Jr avait battu Lin-Manuel Miranda pour le Tony du meilleur acteur principal. Dans la distribution actuelle, c’est Hamilton qui trône et personne ne lui arrive à la cheville. Daniel Breaker était touchant et extrêmement compétent dans le rôle de Burr, mais c’est Vasquez qui retenait vraiment l’attention. Son petit côté baveux qu’on ne décèle pas nécessairement sur la trame sonore prend tout son sens sur scène, ce qui nous fait comprendre davantage la dualité et la confrontation entre Hamilton et Burr. Dans des scènes plus émotives comme ”It’s Quiet Uptown”, Vasquez était extrêmement touchant, teintant sa voix de sanglots retenus, un accomplissement que peu de membres du public a réussi. Bref, si l’acteur régulier Michael Luwoye en venait à quitter le spectacle, les producteurs d’Hamilton n’auraient pas à chercher bien loin pour son remplacement. Ryan Vasquez est leur homme!

L’autre doublure principale de cette représentation était Jennie Harney, qui venait en renfort de Mandy Gonzalez dans le rôle d’Angeliga Schuyler. La jeune actrice était en mission pour nous faire oublier Renée Elise Goldsberry (distribution originale) et elle a vite réussi. Je ne sais pas si Harney joue souvent l’aînée des sœurs Schuyler, mais elle a tout donné avec sa puissante voix, modifiant certains passages pour aller chercher de nouveaux sommets. À l’instar de Vasquez, elle a surpris la foule en donnant une performance parfaite.

James Monroe Iglehart n’a pas besoin d’introduction sur la planète Broadway, ayant marqué les esprits dans Memphis, avant de remporter un Tony Award sous les traits du Génie dans Aladdin. Iglehart avait participé à de nombreux laboratoires et lectures d’Hamilton, mais n’avait pas pu faire partie de la distribution originale. Quand on avait annoncé qu’il allait reprendre le flambeau du rôle double de Lafayette et Jefferson, j’étais emballé et je me disais qu’il était le candidat tout indiqué pour succéder à Daveed Diggs, qui volait le show soir après soir. Dans le premier acte, Iglehart était un peu décevant en Marquis de Lafayette. Dans le deuxième acte, c’était une tout autre histoire, alors qu’il était magistral dans le rôle de Thomas Jefferson. Là où Daveed Diggs rappait à une vitesse folle sous les traits de Lafayette, Iglehart ne peut suivre… Par contre, là où Diggs sonnait comme rappeur qui s’en tire bien en chant sous les traits de Jefferson, Iglehart amène un soul dans ses performances vocales qui vient ajouter beaucoup aux chansons jazz du 3e Président des États-Unis. Au-delà de ses performances vocales, ce dernier était très juste dans son jeu, à la fois charismatique et haïssable.

Lexi Lawson campe Eliza Schuyler, la femme d’Hamilton, avec justesse, fragilité et émotions. Elle semblait ménager sa voix, ce qui ajoutait de l’émotion aux passages doux, mais qui manquait d’aplomb dans les moments où elle tient tête à Hamilton. Dans ces scènes, nous sommes supposés ressentir la force de cette femme dont l’impact historique est indéniable.

Bryan Terrell Clark est un George Washington imposant et juste, mais qui lui aussi semblait ménager sa voix. J’ai adoré son jeu d’acteur, mais je ne pouvais m’empêcher de comparer sa voix à celle de Christopher Jackson, l’acteur original, au grand dam de Clark… Ce dernier est un baryton dont la voix puissante fait trembler les murs dans les passages graves de la partition. Par contre, Washington est un rôle ténor aux sonorités soul et c’est dans les nombreux passages aigus que Clark n’était pas à l’aise.

Anthony Lee Medina est déterminé dans le rôle du révolutionnaire John Laurens, puis touchant au moment de camper Philip Hamilton. Wallace Smith, pour sa part, est probablement celui qui est le plus méconnaissable d’un acte à l’autre, alors qu’il joue un Hercules Mulligan baveux et bruyant, puis un James Madison introverti et fragile.

Neil Haskell m’a laissé de glace lors de sa première apparition sous les traits de King George III, mais m’a vite fait oublié ce premier faux pas lors de ses deux autres hilarantes apparitions. Le monarque britannique est sur scène pendant environ huit minutes, mais marque les esprits par son humour indéniable. Pour vous faire comprendre à quel point le rôle est hilarant, Michael Jibson a remporté le prestigieux Olivier Awards du meilleur acteur de soutien pour ses huit minutes sur scènes, devant ses compatriotes Jason Pennycooke (Lafayette/Jefferson) et Cleve September (Laurens/Philip Hamilton), qui doivent chacun passer au moins 120 minutes sur scène. C’est peu dire!

L’ensemble, pour sa part, est omniprésent et tout simplement parfait. À eux 10, ils donnent vie à une vingtaine de personnages et d’accessoires (une balle de fusil, notamment). J’ai particulièrement apprécié le fait que chacun d’un d’eux ait son petit moment de gloire dans le spectacle, que ce soit en jouant un personnage historique, en chantant un court solo ou en nous en mettant plein la vue en danse.

Quand un spectacle a du succès (et Dieu sait qu’Hamilton en a), le défi est de trouver des interprètes talentueux qui amèneront les rôles ailleurs et qui ultimement, feront oublier la distribution originale. Certaines productions misent sur des gros noms pour faire vendre des billets. C’est le cas présentement de Waitress et de Kinky Boots qui peinent à remplir leur salle lorsqu’il n’y a pas de vedette d’American Idol dans leurs rangs. Pour une production comme Hamilton, ce n’est pas une question d’argent. Le show ferait salle comble même si c’était moi qui jouait Eliza Schuyler… Par contre, le directeur de casting veut s’assurer d’avoir des interprètes qui seront à la hauteur de l’engouement de la production. Les gens achètes leur billet pour Hamilton 12 à 18 mois d’avance et certains paient jusqu’à 5 000$ pour leur siège. La trame sonore a été écoulée à plus de 3 millions d’exemplaires et les interprètes de la distribution originale sont devenus des vedettes du jour au lendemain. Quand les gens s’assoient dans le Richard Rodgers Theatre, ils s’attendent à rien de moins que d’entendre Lin-Manuel Miranda, Lesli Odom, Jr, Philippa Soo et tous les autres. Il faut donc surprendre le public et leur faire oublier les acteurs originaux. Avec la distribution new-yorkaise actuelle, je crois que le directeur de casting peut dire mission accomplie. Ce n’est pas parfait, mais c’est très très bien!

J’ai promis de ne pas analyser Hamilton afin de vous garder le plus de surprises possible. Je vais respecter cette difficile décision, mais je vais simplement lever mon chapeau virtuel à Thomas Kail, l’excellent metteur en scène de l’œuvre. L’auteur-compositeur Lin-Manuel Miranda reçoit énormément de crédit pour Hamilton (et avec raison), mais Kail a fait un boulot exceptionnel. Miranda a révolutionné Broadway avec ce qu’il a fait sur papier, mais c’est Kail qui avait la tâche de matérialiser cette œuvre titanesque sur scène et on peut dire mission accomplie. La chanson ”Satisfied” et le duel final entre Hamilton et Burr sont probablement les deux raisons principales qui ont forcé le jury des Tony Awards à lui remettre la statuette de la meilleure mise en scène. Avec mon humble expérience de metteur en scène, j’essaie de m’imaginer comment ces scènes ont été créées et je saigne un peu du nez… De véritables casse-têtes dont le résultat est tout simplement magistral.

Hamilton est une œuvre qui marque déjà l’histoire, mais son impact va au-delà du domaine théâtral. Avant le spectacle, j’étais aux toilettes et j’entendais un garçon d’environ 10 ans dire à son père à quel point il avait hâte d’entendre Lafayette rapper dans la chanson ”The Battle of Yorktown”. Sans Hamilton, est-ce que cet enfant du primaire aurait un quelconque intérêt pour la bataille de Yorktown, pourtant déterminante dans l’histoire de l’indépendance américaine? Saurait-il qui est le Marquis de Lafayette et quelle a été son importance dans la guerre d’indépendance?

Hamilton est un cours d’histoire à vitesse grand V qui nous divertit, nous touche, nous charme, nous impressionne et nous marque, tout ça dans le désordre et souvent dans un très court laps de temps. L’impact d’Hamilton dans l’histoire du théâtre est déjà immense, à l’instar de l’homme qu’était Alexander Hamilton. Ce Père fondateur autrefois oublié a eu un impact immense sur les États-Unis d’aujourd’hui et maintenant, grâce à une œuvre théâtrale, son histoire continuera de se propager pour les décennies à venir au Richard Rodgers Theatre de Broadway.

 

★★★★★/5

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